Pourquoi ce projet ?

Le consensus sur le constat des enjeux environnementaux actuels, établi de façon collégiale par la communauté scientifique (GIEC, IPBES1), a été pris en compte dans l’Accord de Paris en 2015, au moins en ce qui concerne le péril climatique, et traduit en lois en Europe et en France par un objectif de diminution drastique des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2050. Cet objectif implique une mutation sans précédent et urgente du fonctionnement socio-économique basé aujourd’hui sur une croissance économique continue et dépendante pour une grande part de l’utilisation d’énergies fossiles émettrices de GES. Les sociétés vont par ailleurs devoir s’adapter au mieux aux conséquences du changement climatique et à la dégradation des systèmes écologiques. 

La Commission et le Parlement européens font le pari d’une “croissance verte”, c’est-à-dire de parvenir, grâce à des solutions technologiques, à maintenir la croissance économique mais en se passant désormais des énergies fossiles, ce qu’on appelle “découplage” (briser la corrélation historique entre PIB et émissions de GES). Leur plan stratégique définissant les orientations de recherche pour la période 2021-2027, intitulé  » Horizon Europe « , continue en effet de mettre la recherche scientifique au service de la croissance économique. Le découplage nécessaire pour que cet objectif soit compatible avec l’Accord de Paris serait réalisé principalement grâce au développement de technologies numériques, notamment de l’intelligence artificielle2.

Cette logique de “développement durable” mise en avant depuis plus de 30 ans a pourtant démontré son échec à produire le découplage entre croissance économique et émissions de GES. L’emphase sur le numérique pose question. En effet, l’impact environnemental du numérique correspond déjà à près de 4% des émissions mondiales de CO2, avec une croissance vertigineuse de 8% par an, bien loin d’une trajectoire compatible avec l’Accord de Paris.

Cette croissance rapide du numérique se heurte également à la possible pénurie prochaine de certaines ressources en minerais et métaux, ainsi qu’aux pollutions et aux tensions géopolitiques qu’elle génère. La dépendance vis-à-vis de l’approvisionnement et de technologies rend l’Europe vulnérable. Enfin, la croissance du numérique génère de nouveaux objets et usages, facteurs de la croissance économique mais causes également de l’accroissement des impacts écologiques. Tout accroissement d’efficacité énergétique permis par des innovations technologiques, souhaitable voire nécessaire, est ainsi plus que compensé par des “effets rebonds”. Or ces problèmes majeurs et bien documentés scientifiquement ne sont pas évoqués dans Horizon Europe. Pourtant, aujourd’hui, des programmes de recherche sont nécessaires pour résoudre ces enjeux du xxie siècle.

Dans sa configuration actuelle, le programme Horizon Europe risque de manquer l’objectif d’aider l’Europe à remplir ses engagements. Pire, l’illusion que des solutions purement technologiques seraient possibles pour décarboner l’économie retarde les actions d’ordre socio-politique.

En France, le Haut Conseil pour le Climat a déjà alerté sur les risques d’une recherche de solutions trop exclusivement technologiques : «  les ruptures technologiques sont incertaines. Il est donc indispensable de ménager plusieurs chemins vers une économie bas-carbone, et de s’assurer que l’objectif de neutralité carbone soit atteint y compris en cas d’innovations futures moins fortes qu’espérées 3. » La façon la plus efficace, la plus rapide et surtout la plus sûre de diminuer l’empreinte carbone est de diminuer la consommation énergétique. Ceci passe par une diminution et des changements de consommation, par une répartition plus juste des richesses naturelles et économiques, par une réflexion sur les besoins qu’il vaut vraiment la peine de satisfaire. Il s’agit donc d’inventer de nouvelles façons de vivre ensemble sobres et néanmoins heureuses.

Dès lors, quelle peut ou devrait être la place de la recherche scientifique dans un tel programme de changement de société permettant de préserver des conditions environnementales favorables au bien vivre ? Le chantier Horizon TERRE propose une ébauche de réponse pour que la recherche scientifique participe efficacement à relever les trois défis que sont : trouver des moyens efficaces pour diminuer drastiquement les impacts écologiques ; trouver des solutions pour s’adapter aux impacts inévitables ; trouver ces moyens et ces solutions de façon urgente, car tout retard à agir aggrave considérablement la situation. Il s’agit donc de repenser les objectifs et priorités des recherches scientifiques en s’affranchissant de l’impératif de croissance économique, qui pour l’instant structure Horizon Europe, et de la croyance magique en un solutionnisme technologique.

¹ Groupement Intergouvernemental d’Experts sur le Climat (https://www.ipcc.ch/languages-2/francais/), Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (https://ipbes.net/about), Avril 2016

² Ainsi, le programme “Problématiques mondiales et compétitivité industrielle européenne, dans le texte de loi Horizon Europe (EP-PE_TC1-COD(2018)0225) indique que le premier objectif du pôle “Alimentation (…) agriculture et développement” est le développement de l’observation par satellite pour générer les données qui doivent nourrir les systèmes d’agriculture intelligente”; le texte du pôle “Santé” met en avant le développement numérique notamment pour la médecine personnalisée; le pôle “Climat, énergie et mobilité” fait la part belle aux “smart grids”, “smart cities” et véhicules autonomes. Le livre blanc de la Commission Européenne sur l’intelligence artificielle, publié le 19 février 2020, résume dès son premier paragraphe l’acte de foi technologique : “L’intelligence artificielle […] va entraîner des changements dans nos vies en améliorant les soins de santé […], en rendant l’agriculture plus efficiente, en contribuant à l’adaptation au changement climatique et à l’atténuation de ses effets.” (https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/commission-white-paper-artificial-intelligence-feb2020_fr.pdf)

³ Haut Conseil pour le Climat, Lettre à 7 ministres, 3 déc. 2019