
Source : publications sur Instagram du @collectif_eies
L’enseignement tend aujourd’hui davantage à préparer l’insertion qu’à nourrir les réflexions. Cette orientation, depuis longtemps perçue par les différent·es observateur·ices du fonctionnement de l’enseignement supérieur, se révèle dans une nouvelle dimension. Mercredi 17 septembre 2025, la présentation conjointe de deux travaux à l’Académie du Climat a donné des éclairages inquiétants quant à l’ingérence quasiment systématique des grandes entreprises dans les cercles décisionnels des grandes écoles et universités, révélant par là même une tentative organisée de dépolitiser l’enseignement dans les filières industrielle et technologique. Faisant depuis longtemps le même constat dans le monde de la recherche, Sciences Citoyennes s’est jointe au collectif EIES (Entreprises Illégitimes dans l’Enseignement Supérieur) et à l’Observatoire des Multinationales (ODM) – à l’origine des deux travaux mentionnés – mais aussi au côté de l’association Les Amis de la Terre, l’Association pour la Liberté Académique (ALIA) et Acadamia, pour présenter les travaux menés par le collectif Horizon TERRE sur le sujet. Notre regard ne peut plus se détourner de ce mécanisme, où désengagement de l’État et financements privés de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) se confondent, pour polluer les rouages de notre société.
Opacité, rentabilité, neutralité (ORN)
Tels sont les mots d’ordre qui motivent les multinationales pour investir le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Opacité d’abord, car sans le travail fourni par EIES pour délivrer une cartographie de 8000 liens entre sociétés privées et 150 établissements (présents notamment sur le plateau de Saclay), ou encore celui de l’ODM pour montrer l’implantation spécifique des grandes entreprises au sein de l’École Polytechnique, le débat public se serait difficilement saisi de ce sujet.
Rentabilité ensuite, car le propre d’une grande entreprise privée est de générer du profit, et donc dans le cas de l’ESR, d’avoir un retour sur investissement. Les étudiant·es et les chercheur·es doivent intégrer des méthodes, des pratiques, un jargon, où l’objectif de croissance et de développement technologique prennent toute la place.
Neutralité enfin, car sous couvert de financer des programmes de recherche, des chaires ou encore des formations auto-proclamés neutres, ces entreprises étouffent les voix dissidentes qui remettent en cause leur modèle économique, en laissant peu de place aux réflexions sur l’écologie par exemple (qui ne représente que 3 % du cursus dans le cas de Polytechnique).
Durant une table-ronde de 2h incluant une session de débat avec le public, ces réflexions se sont élargies et muées en solutions, auxquelles les 200 personnes présentes dans la salle ont apporté leur soutien. Il faut voir dans la composition du public – en grande partie d’étudiant·es mais aussi de chercheur·ses – le signe d’une préoccupation partagée, qui gagnerait à s’étendre. Le microcosme de l’enseignement supérieur possède en effet un impact non négligeable sur la société en ce qu’il configure les mentalités et la structure sociale, de même que celui de la recherche a des conséquences durables sur les équilibres socio-économiques et sur l’esprit critique des étudiant·es. L’argumentaire du projet Horizon TERRE y a donc trouvé toute sa place, tant il est indissociable philosophiquement et financièrement parlant de celui porté dans l’enseignement supérieur.
Il s’est inséré dans le programme suivant :
- 18h30 – 18h40 : accueil et introduction par le collectif EIES
- 18h40 – 19h : présentation synthétique des résultats de l’enquête menée par EIES
- 19h – 20 h : table-ronde avec l’intervention successive des Amis de la Terre (retours sur les mobilisations étudiantes dénonçant l’influence et la présence des banques polluantes et climaticides sur les campus), Acadamia (plaidoyer pour la transparence sur les contrats de mécénats entre établissements d’enseignement supérieur et grandes entreprises), Observatoire des Multinationales (présentation du rapport « Polytechnique, une école d’État sous emprise »), Sciences Citoyennes / Horizon TERRE (présentation des constats et actions pour la démocratisation de la recherche), Association pour la Liberté Académique (ALIA) (présentation de l’action « Timeo Danaos » faisant la critique de l’influence du privé dans les laboratoires de recherche publique).
- 20h – 20h30 : échange avec le public

Source : affiches de l’évènement crées par le @collectif_eies
Penchons-nous de plus près sur les constats symbolisés par le triptyque « ORN » : (O) les intérêts privés imprègnent l’ESR et l’influence des multinationales est grandissante, mais comment se configure-t-elle exactement et comment celles-ci cherchent-elles à la dissimuler ? (R) Les financements privés se sont multipliés afin d’orienter la maquette pédagogique et les recherches, mais quelle est la raison de cette accélération ? (N) Les entreprises promeuvent l’innovation en tant que pilier majeur, mais qu’y a-t-il de neutre exactement derrière ce mot ?
(O) Des influences multiples pour des intérêts particuliers
Après un an de travail, le collectif EIES composé d’étudiant·es, ancien·nes étudiant·es, chercheur·es et membres associatifs a mis au point une base de données en accès libre compilant un jeu de près de 8000 points (voir capture d’écran ci-dessous) et concernant environ 150 établissements (avec un focus particulier sur 30 établissements d’enseignement supérieur principalement concentrés en Île-de-France).

Source : site web du collectif EIES, onglet « Données globales »
À la première observation de cette infographie, apparaissent des noms tels que Dassault, Thalès ou encore Safran (que l’on retiendra pour plus tard), dont les bulles, nettement plus volumineuses, témoignent de liens bien plus nombreux avec les établissements étudiés. Le problème réside ici : il ne s’agit pas de bannir la présence des entreprises au sein de l’ESR, mais de s’interroger sur celles qui y sont les plus implantées. Or, lorsqu’on observe ce niveau de détail, le constat est sans appel : les multinationales occupent tout l’espace.
La vision des étudiant·es s’en retrouve alors tronquée, leur « temps de cerveau disponible » se retrouvant totalement occupé par des influences aux formes variées. Le collectif EIES les regroupe en 4 grandes catégories (voir l’extrait du diaporama de présentation ci-dessous) : 1. Gouvernance, 2. Contenu académique, 3. Orientation professionnelle, 4. Vie associative.

Source : diaporama projeté lors de l’évènement.
On comprend mieux dès lors comment se décompose cette influence, exercée à tous les niveaux :
- Gouvernance : via leur présence au sein des conseils d’administration (où se décident les grandes orientations et les partenariats entre autres), les actuel·les et ancien·nes dirigeant·es ont un poids dans la construction des maquettes pédagogiques, dans le fonctionnement de l’établissement et de ses laboratoires ou encore dans la gestion du budget. La barrière peut donc se placer facilement pour éviter l’intégration de vision critiques et systémiques et dans la mise en place de cours et de recherches qui maximisent les avantages financiers des représentant·es industriel·les. Une seule représentation du réel s’impose alors, au détriment de la pluralité des perspectives et des opinions.
- Contenu académique : au-delà des orientations générales fixées par le conseil d’administration, la nature des cours et des recherches est également conditionnée par d’autres facteurs, notamment les financements privés, qu’ils prennent la forme de mécénats ou d’investissements dans des infrastructures (foyers, jardins, amphithéâtres, etc.). Là encore, les mêmes dérives se dessinent pour l’enseignement comme pour la recherche : une vision de la science s’impose, nécessairement alignée sur les objectifs technologiques des financeurs, transformant la production et la transmission du savoir en instruments de leurs intérêts. Il serait illusoire d’imaginer que ces grandes entreprises aient pour intention de refléter fidèlement l’état de la recherche sur des sujets tels que l’environnement, alors même que « sur les 20 entreprises les plus présentes [au sein des établissements identifiés], 5 produisent des armes, 2 du pétrole, 3 sont des banques françaises extrêmement polluantes, 7 sont dans l’industrie lourde, et seulement 4 n’ont pas été condamnées par la justice ou impliquées dans des scandales sociaux ou environnementaux » (p. 9 de l’argumentaire complet du collectif EIES).
- Orientation professionnelle : les multinationales saisissent toutes les occasions d’accroître leur visibilité : forums de l’emploi et événements de recrutement deviennent pour elles des vitrines démesurées, où elles promeuvent leur cadre de travail tout en brandissant l’argument de la recherche d’emploi. Un outil se démarque ici, tant par son efficacité que par les problèmes qu’il génère : le contrat « marque employeur ». Correspondant à un ticket payé par l’entreprise pour avoir accès aux étudiant·es toute l’année via une ubiquité dans l’espace public et sur les supports de communication, son montant élevé ne le rend accessible que par les multinationales qui en conséquence, bénéficient d’une capacité de pression sur la pensée des étudiant·es qui est bien au-dessus de la moyenne. Ce mécanisme, en plus de creuser l’écart avec les autres formes de structures, nuit à la liberté universitaire (choix de l’avenir et réflexions autour de celui-ci qui doivent être libres de toute pression, qu’elle soit politique, religieuse ou économique).
- Vie associative : par la multiplication des partenariats avec les associations étudiantes et, plus encore, à travers les parrainages de promotion, les intérêts privés s’imposent en accentuant de fortes inégalités dans les avantages accordés. Ces parrainages, censés favoriser des liens privilégiés avec le monde économique (dans son ensemble), peuvent se traduire par l’obligation d’assister à des conférences données par le parrain – fréquemment le PDG d’une grande entreprise –, dont le discours et la lecture du monde économique apparaissent peu nuancés, tant leurs prises de parole sont dictées par leurs propres intérêts.
| Matthieu Lequesne, président de l’association Acadamia : « La transparence autour des contrats de mécénat n’est pas négociable, c’est une obligation et c’est inscrit dans le droit. Cela correspond d’ailleurs à l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». L’administration ici, c’est la grande école ou l’université. » |
On saisit désormais mieux comment s’exerce cette influence plurielle, mais où se situe la dissimulation, puisque ces pratiques paraissent si visibles ? En réalité, l’opacité est elle aussi multiple : elle passe par la prolifération de fondations adossées aux établissements publics – permettant aux financements d’être en partie défiscalisés – mais aussi par le flou entourant les contreparties accordées par les établissements d’enseignement supérieur, non divulguées dans 55 % des cas au nom du « secret des affaires ». La traçabilité s’avère ainsi extrêmement limitée, alors même que ces établissements, étant publics, sont soumis à un impératif de transparence qui demeure largement inappliqué.
(R) Un désengagement financier de l’État ? Cela dépend pour qui
La situation actuelle n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’un choix politique opéré au plus haut niveau. Dans l’enseignement supérieur comme dans la recherche publique, la diminution continue des financements publics contraint les établissements et organismes, sous le couvert du mot magique « autonomie », à se tourner vers d’autres sources de financement. Certes, selon l’enquête EIES, les financements privés demeurent aujourd’hui minoritaires dans les établissements étudiés : selon les estimations et sur la base des données accessibles, ils représentent moins de 10 % du budget total (15 % dans le cas de l’École polytechnique d’après le rapport spécifique de l’ODM). Toutefois, ce chiffre masque deux réalités : d’une part, il ne reflète pas l’immense notoriété que les multinationales parviennent à se construire, et d’autre part, cela cache des disparités selon les établissements.
On ne peut que redouter une accélération de ce mouvement, au vu des signaux actuels et des vives inquiétudes qui traversent aujourd’hui le monde de la recherche. Dans cette enquête menée sur le financement de la recherche publique où près de 2200 scientifiques se sont prononcés, « moins de 15 % des répondants jugent le système actuel de financement de la recherche public satisfaisant » car « structurellement sous-financé », avec un pilotage « dénué de vision de long terme », et des « responsables politiques qui sous-estiment l’apport d’une recherche publique forte et bien financée aux transitions sociétales en cours ». Ils appellent en revanche une à une meilleure reconnaissance des « apports de la recherche publique à la société au-delà de son seul impact économique immédiat », ainsi qu’à un accroissement substantiel des crédits récurrents.
Une question se pose alors : comment est réinvesti l’argent public ? Est-il injecté dans d’autres services publics jugés plus importants ? Le constat est tout autre, l’argent public est réinvesti pour soutenir… le privé ! Les entreprises Dassault, Thalès et Safran sortaient du lot dans l’enquête EIES par rapport à leur forte influence au sein de l’ESR, il se trouve qu’elles sont aidées en ce sens par la force publique : elles se trouvent être parmi les entreprises françaises qui bénéficient le plus du financement public de la recherche dans l’UE (voir extrait du diaporama Horizon TERRE ci-dessous).

Source : diaporama projeté lors de l’évènement.
Dans un contexte de clarification des dépenses fiscales de l’État en faveur des entreprises (on se rappellera ici du rapport du Sénat publié en juillet 2025 ayant montré, après 5 mois d’auditions et d’enquête, que les entreprises perçoivent près de 211 milliards d’euros d’aides publiques par le biais de plus de 2200 dispositifs), il apparaît nécessaire de renforcer les mécanismes d’évaluation, d’améliorer les dispositifs de contrôle et de réviser les critères d’éligibilité. Le « deux poids, deux mesures » imposant un contrôle accru aux établissements publics tout en accordant une marge de liberté plus large aux structures privées, constitue une anomalie qu’il convient de corriger.
(N) Le contribuable au service de la technologie
L’idée de conditionnalité des aides publiques intervient dans un contexte où, les grands groupes privés qui en bénéficient ont des intérêts très éloignés des objectifs climatiques et sociaux fixés collectivement. Le collectif EIES remarque que beaucoup d’entre elles ont été condamnées pour atteintes aux droits humains ou à l’environnement (voir les chiffres liés à la méthodologie). Lorsque ce ne sont pas des condamnations, ce sont des projets de société où l’innovation technologique est mise au coeur, et cela en dépit de ce que cela inclut en matière de conséquences désastreuses pour l’environnement mais aussi pour notre structure sociale. L’objectif pour ces grandes entreprises est d’emmener les étudiant·es et les chercheur·ses à manipuler des technologies sans réfléchir à l’utilité de leur travail et en excluant leur critique (p. 10 de l’argumentaire complet du collectif EIES).
Faisons la synthèse de nos observations : les grandes entreprises investissent l’enseignement supérieur et la recherche au moyen de contrats opaques, dont les contreparties demeurent dissimulées. Elles bénéficient pour cela du soutien actif de l’État, qui encourage le renforcement de ces liens par des incitations fiscales et financières. Ce mécanisme a pour effet de détourner les étudiant·es et les chercheur·ses de la poursuite de l’intérêt général, pour les placer au service d’intérêts privés dont les fondements soulèvent de sérieuses limites sur les plans démocratique, social et environnemental. Un témoignage recueilli lors de la table ronde illustre clairement ce fonctionnement, en décrivant l’omniprésence des grands groupes dans l’espace public comme dans les moments décisifs de l’avenir professionnel des étudiant·es.
| Antoine, ancien étudiant à Polytechnique : « Durant la période du choix des stages, on recevait des invitations à des évènements de présentation de cabinets de conseil plusieurs fois par semaine, avec des affiches de publicité sur le chemin des cours, ils étaient sponsors de nos événements étudiants et les collaborateurs venaient nous recruter avec une pizza offerte ou une invitation au restaurant. En l’espace de trois mois, je connaissais par coeur les noms et notoriétés des 10 grands cabinets de conseil : BCG, McKinsey, Bain, Capgemini… ». |
Cocorico, une entreprise française figure parmi ces noms. La fierté qui en émane ne peut être que de courte durée, quand on sait par exemple que l’entreprise spécialisée dans le numérique se sert du crédit d’impôt recherche (CIR) pour faire payer les salaires de ses consultants en intermission grâce à nos impôts (alors même qu’ils n’ont pas les compétences ni les moyens mis à disposition pour faire de la recherche de qualité). On rappelle que l’an dernier, le CIR a engendré environ 7,8 milliards d’euros de manque à gagner pour les caisses de l’État, et que Capgemini a obtenu à elle-seule un avantage fiscal de 71M d’euros en 2023.
Le « combat pour la transparence » ne fait que commencer
L’expression, tirée de l’article publié par Médiapart qui s’intéresse aux travaux de EIES et de l’ODM, résume bien l’enjeu : il ne s’agit pas que d’un constat mais d’une lutte à mener, une lutte pour un enseignement et une recherche affranchis des intérêts financiers, une lutte pour la mise en débat et pour la démocratisation des choix d’enseignement et de recherche.
Comme rappelé plusieurs fois lors de la table-ronde, la dimension publique de l’ESR est un bien commun qu’il convient de sauvegarder. Pour cela, des solutions existent : de son côté, EIES met en avant la coopération entre les établissements, la diversification des sources de financements pour casser les monopoles des multinationales, ou encore la mise en place de critères pour exclure les entreprises problématiques et éviter les risques de conflits d’intérêts.
Du côté de Sciences Citoyennes et du collectif Horizon TERRE, deux solutions peuvent être retenues au regard de cette situation :
- Réorienter et conditionner certaines dépenses fiscales destinées à la R&D privée (CIR, CII) pour les rediriger vers d’autres recherches, comme la recherche participative
- Convoquer des Conventions citoyennes de programmation de recherche, chargées de définir les priorités de recherche et dotées d’un budget spécifique : 10 % du budget public actuel. Une première étape pour y arriver ? Signer la pétition !
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Source : photo prise par un membre du collectif Horizon TERRE durant l’évènement.